Auteur

Roger Boivin

Parmi les nombreux phénomènes qui sont venus bouleverser l’industrie de l’aluminium ces les dernières années, il y en a un qui, à mon avis, n’a pas retenu toute l’attention qu’il mérite : aujourd’hui, près de 70 % de l’aluminium produit dans le monde l’est par des sociétés d’État qui appartiennent directement ou indirectement à des gouvernements (la Chine, les pays du Moyen-Orient, etc.) et non pas à des actionnaires privés.

De plus, on observe que cette proportion d’« aluminium public » continue de s’accroitre avec les années, au point ou le modèle d’affaires « entreprises privées » auquel nous sommes habitués en Amérique du Nord, avec des géants comme Alcoa ou Rio Tinto Alcan, est maintenant devenu l’exception et non plus la règle…

Cette nouvelle réalité entraine d’importantes conséquences. D’abord, les états qui s’impliquent directement dans la production d’aluminium le font en très grande partie pour mettre en œuvre des politiques de développement économique régionales légitimes et non pas uniquement en fonction de critères de rentabilité économique (comme le font les grandes entreprises).

Au lieu d’actionnaires qui s’attendent à des profits tous les trois mois, les gouvernements producteurs d’aluminium ont développé des contrats sociaux avec leurs populations, et s’il y a des pertes, ces mêmes gouvernements les assument au travers de leurs autres fonctions/revenus d’État. Cela place une compagnie comme Rio Tinto dans une perspective nouvelle : par exemple, le prix de vente qu’est prête à accepter une société d’État pour son aluminium n’est pas uniquement déterminé par des calculs économiques et se retrouve donc souvent en bas du prix coutant réel, ce qui, dans le système capitaliste normal, est une pratique illégale appelée « Dumping ».

De plus, ces gouvernements vont souvent construire de nouvelles alumineries plus rapidement que ce que le marché peut absorber, ils vont aussi maintenir en activité des alumineries dont les coûts de production sont plus élevés que le seuil de rentabilité économique, etc. C’est ce qui explique en bonne partie le fait que, bien que le marché de l’aluminium soit en croissance, les prix sont depuis plusieurs années extrêmement bas (et souvent plus bas que le prix de reviens).

Mais comment réagir quand plus de 70 % de l’aluminium disponible n’est plus vendu selon des critères économiques ? Face à des prix structurellement plus bas que les coûts, de très grandes entreprises mondiales comme BHP Billiton, Anglo-American ou Alcoa ont carrément fermé de très grandes proportions de leurs usines sur la planète …Rio Tinto Alcan ayant les coûts d’énergie les plus bas du monde grâce à ses réseaux électriques privés de Kitimat et du Saguenay-Lac-St-Jean, a réussi jusqu’à présent à maintenir sa production au Québec et en Colombie-Britannique, en abaissant très significativement ses autres coûts inhérents. De plus, Rio Tinto Alcan est devenue, par la force des choses, un producteur dit de « niche », c’est-à-dire de certains produits à volume plus limité, mais plus payant (notamment les alliages spéciaux d’aluminium de qualité). Ces stratégies ont permis jusqu’à maintenant à Rio Tinto Alcan de maintenir sa production, mais en diminuant radicalement les impacts économiques générés par ses activités au Québec.

Devant l’accroissement continu de la proportion mondiale d’aluminium « politique » versus l’aluminium « économique », la question majeure pour l’avenir est comment des compagnies privées, si grandes soient-elles, pourront continuer à opérer à profit dans un tel contexte ? Déjà, plusieurs analystes sont d’avis qu’Alcoa pourrait même ne plus exister d’ici une décennie ! Les bas coûts énergétiques ont permis au Québec de prospérer dans l’industrie mondiale de du métal gris, la nouvelle réalité de l’aluminium « politique » vient poser tout un défi à cette industrie si stratégique pour le Québec et notre région.

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