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Karine Boivin Forcier

SAGUENAY – Selon une étude réalisée par la Fondation pour l’alphabétisation en janvier, quelque 54,8 % de la population de 16 à 65 ans du Saguenay–Lac-Saint-Jean peinent à comprendre un texte complexe. Outre ses importantes répercussions sociales, cet état de fait génère aussi des impacts économiques majeurs, surtout à l’ère de la transition numérique.

La capacité de lire des textes denses ou longs nécessitant d’interpréter et de donner du sens aux informations correspond au niveau 3 de littératie du Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA), qui comprend six échelons. « Le niveau 3 est considéré comme acceptable. Il va y avoir des textes un peu plus longs, avec des renseignements contradictoires, des références, etc. Il s’agit du niveau nécessaire pour entamer des études collégiales », résume Pierre Langlois, l’économiste qui a réalisé l’analyse pour la Fondation pour l’alphabétisation.

C’est donc dire que plus de la moitié de la population de la région n’atteint pas ce niveau. Cet indice se trouve sous celui du Québec, estimé à 51,6 % des gens sous le niveau 3 pour 2021 par M. Langlois. Celui-ci se base sur les données les plus récentes du PEICA (53 % en 2016) et sur le dernier recensement canadien (2021) pour arriver à ce résultat. Ainsi, même s’il y a eu des gains au Québec et au Saguenay–Lac-Saint-Jean depuis 2016, la situation demeure préoccupante.

Enjeux pour les entreprises

Cette situation représente un enjeu de taille pour les entreprises régionales. « Ces personnes sont capables de lire des mots, mais ça peut être compliqué pour elles de lire un paragraphe et d’en tirer le sens. […] Imaginez alors une petite compagnie manufacturière qui décide d’informatiser ses processus de production. L’employé était très compétent au départ. Toutefois, il devient subitement incompétent parce qu’il n’est pas capable de lire et d’interpréter les résultats que la machine lui donne pour mieux la calibrer », illustre le président de la Fondation, André Huberdeau.

À l’ère du 4.0, l’indice de littératie est donc préoccupant pour l’aptitude des entreprises à effectuer la transition numérique. « On ne peut pas faire le virage si les gens ne sont pas capables de comprendre ce qu’ils lisent. C’est la faculté de la société entière à prendre le virage numérique qui est en jeu », s’inquiète le président et chef de la direction du Conseil du patronat du Québec, Karl Blackburn.

Selon Pierre Langlois, il est important pour le milieu des affaires, dans le contexte actuel, d’avoir accès à une main-d’œuvre qui possède les compétences de base en littératie. « Il y a un enjeu de productivité et de requalification des ressources humaines. Avec les innovations qu’on vit, il est possible que certains métiers n’existent plus ou soient transformés dans cinq ans. Pour que les travailleurs puissent suivre l’évolution technologique, ils doivent être en mesure d’acquérir de nouvelles connaissances pour se spécialiser. Si les compétences de bases sont fragiles, cela devient très difficile », explique-t-il.

4,9 milliards de dollars

L’analphabétisme représente des coûts énormes pour le Québec. Il se classe au 10e rang sur les 12 provinces et territoires du Québec en matière de littératie. Par rapport à l’Ontario, la Belle Province accuse 8 points de pourcentage de retard. Une différence marquée, qui nuit à sa compétitivité économique.

« Si on atteignait les chiffres de l’Ontario, l’impact sur le produit intérieur brut (PIB) du Québec serait de 4,9 milliards de dollars par année. Il y a une incidence importante sur l’économie. On ne peut pas se permettre de laisser passer ça et d’être dépassé. Autour de nous, ça bouge. Il faut qu’on se prenne en main », fait valoir André Huberdeau.

Rôle à jouer

Celui-ci considère que les entreprises ont un rôle à jouer pour augmenter le niveau de littératie de leurs travailleurs. « Si les dirigeants d’entreprises, à n’importe quel échelon, prennent conscience de ça, il y a des choses qui vont bouger. Ça touche tout le monde », assure-t-il.

Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, Pierre Langlois estime pour sa part qu’il faut mettre en relation les milieux d’embauche, les organisations économiques régionales et les milieux scolaires et collégiaux. « On ne viendra pas colmater le fait que des jeunes vont quitter l’école pour l’emploi. Mais si on pouvait fournir des formations en milieu de travail par le biais des Services aux entreprises des centres de services scolaires ou des cégeps, on pourrait leur permettre de terminer leur secondaire 5, mais aussi d’entamer un cours collégial. Ça assurerait de maintenir vivante l’envie d’apprendre et rendrait le parcours plus motivant », affirme-t-il.

Les employeurs peuvent également offrir de la formation continue, ou encore proposer des cours pour améliorer la littératie de leurs salariés. Comme il s’agit d’une démarche complexe, mieux vaut s’entourer de spécialistes. Les gens d’affaires qui se questionnent peuvent contacter la Fondation pour l’alphabétisation afin d’obtenir des conseils. « Ce sont les actions locales qui vont marcher. Si ça vient de gestionnaires d’entreprises, il y a beaucoup d’écoute », conclut André Huberdeau.

Des disparités

Le Saguenay–Lac-Saint-Jean s’en tire bien par rapport à d’autres régions ressources, comme la Côte-Nord (58,7 %), l’Abitibi-Témiscamingue (58 %) ou la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine (58,3 %). L’agglomération de Montréal, en revanche, se trouve devant avec 46 %, tout comme la Capitale-Nationale, à 48,8 %.

De grandes disparités existent également entre les différentes MRC de la région. C’est la Ville de Saguenay qui possède le plus faible taux de personnes sous le niveau 3 du PEICA, avec 52,9 %. La MRC Lac-Sain-Jean-Est suit avec 55,9 %, puis Domaine-du-Roy avec 57 %. La MRC Maria-Chapdelaine arrive dernière, avec 59,2 %.

Ces disparités s’expliquent notamment par la desserte du réseau collégial sur le territoire, selon l’économiste Pierre Langlois. Sa dernière étude sur le sujet, publiée en juin a permis de démontrer que les MRC dont les cégeps se situent à plus de 20 km de leur territoire observent un profil de scolarité plus faible que leurs voisines, un élément reconnu pour influencer directement le niveau de littératie.

« Pourquoi le milieu collégial est-il important ? Parce que c’est là qu’on voit les plus gros gains en littératie. Si je ne termine pas mon secondaire, dans 85 % des cas, je vais être sous le niveau 3. Pour un secondaire 5 terminal, environ 65 % des personnes seront sous le niveau 3. Avec un niveau collégial, ce seront 40 % des gens sous le niveau 3 », affirme M. Langlois.

Le tissu économique revêt aussi son importance. Les milieux urbains avec un pôle universitaire, comme Saguenay, font généralement mieux en matière de littératie.

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