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Maxime Hébert-Lévesque

SAGUENAY – Le plus gros enjeu de cette décennie est la transformation numérique. Nous vivons présentement un changement de paradigme qui peut se comparer à l’arrivée de l’électricité dans nos villes au siècle dernier. Nous sommes à un moment crucial où des décisions éthiques et morales sur l’avenir du de ce secteur doivent être prises. La question se pose : à quand un ministère du Numérique ?

Présentement, la transformation numérique est orchestrée par le secteur privé. Nos communications, nos modes de consommation et nos différentes expositions à l’information se font majoritairement à travers de plateformes appartenant à des entreprises étrangères. Celles-ci s’approprient sans consentement ou peu les données générées par leurs utilisateurs.

André Mondoux, sociologue et professeur titulaire à l’école des médias de l’UQAM, soulève une inquiétude face à de tels agissements « Il est important que la population sache ce que font les entreprises avec nos données. Il peut sembler parfois banal qu’elles utilisent ces informations, mais ça peut mener à des dérapages. Comme le scandale Cambridge Analytica où une société a réussi à influencer les intentions de vote de milliers d’internautes ».

Des algorithmes intrusifs

Nous savons que les grandes entreprises marchandent nos données. De là, l’origine de l’adage « Si c’est gratuit, vous êtes le produit ». C’est-à-dire que Google et Facebook, pour ne nommer qu’eux, vendent vos préférences, vos opinions et vos intérêts aux annonceurs. Rien de nouveau, les journaux vendent leur lectorat depuis plus d’un siècle. Le problème est qu’aujourd’hui, les outils (algorithmes) employés par les géants du web pour segmenter les « consommateurs » sont de plus en plus intrusifs.

On parle de technologies capables de faire du « data mining », c’est-à-dire de dresser le profil psychologique d’une personne selon les traces qu’elle laisse. Il est donc plus facile pour les géants du web de maintenir l’internaute dans une bulle où il n’est exposé qu’à du contenu contextualisé. Ce conditionnement aurait des conséquences sur nos processus d’achats, nos idéologies et nos croyances. « En sociologie, nous appelons ça du conditionnement comportemental. Les bracelets connectés rentrent dans cette logique. En collectant les informations en temps réel, elles [entreprises] peuvent jouer avec nos pulsions et nous créer des besoins à tout moment. Cours, mange, bois, dors, travail et, bien sûr, achète … ».

Plusieurs questions sont soulevées et peu de réponses sont fournies par les grands joueurs concernant l’utilisation de nos données. L’idée de former un organisme ou un ministère pour réguler le tout semble essentielle.

Le citoyen au cœur du débat

La notion de consommateur revient beaucoup sur le web. Il est important de rappeler que lorsque vous êtes sur Google, vous n’êtes pas, à proprement dit, sur internet. Vous rentrez plutôt dans un gigantesque magasin où les résultats de vos recherches ont été déterminés selon une logique marchande en lien avec vos préférences. Pour résumer, on cherche constamment à vous faire consommer.

L’idée avec un ministère du Numérique n’est pas d’ajouter un appareil gouvernemental de plus, mais de permettre à la population d’être consultée et protégée. Se demander collectivement si nous voulons être exposés à de la publicité et comment nous voulons l’être et quand nous jugeons que c’est abusif. « Je ne pense pas que le secteur privé se régule par lui-même. Le citoyen doit faire partie du débat parce que c’est lui qui au cœur du sujet ». Ce département gouvernemental aurait la tâche, entre autres, de faire respecter et de définir les limites sur la collecte de données et son utilisation.

Le professeur en journalisme de l’UQAM et journaliste informatique, Jean-Hugues Roy, croit aussi qu’un ministère du Numérique aurait de nombreux avantages pour la société « Le ministère pourrait exiger des GAFAM plus de transparence sur l’utilisation des données. Nous pourrions comprendre la véritable valeur de celles-ci. Nous serions donc en mesure de les taxer plus efficacement. Faire participer les géants du web au financement de nos services publics, c’est tout le monde qui en profite ».

L’exemple anglais

Il n’y a pas qu’au Canada que le manque d’éthique des GAFAM dérange. Au Royaume-Uni, le gouvernement a publié son rapport Online harms white paper. Ce plan d’action que compte mettre en place l’État britannique est pensé pour favoriser le développement de l’économie numérique, mais aussi de paramétrer des balises à ne pas franchir. Parmi les sanctions aux entreprises qui auraient des pratiques douteuses, on se réserve le droit de trainer en justice les dirigeants de compagnie, le droit de bloquer le trafic internet vers les services problématiques et le droit de surveiller le fonctionnement des algorithmes afin de s’assurer qu’ils n’ont pas de fonctions secondaires ou cachées. Des dispositions intéressantes qui devraient être reproduites ici, au Québec et au Canada.

La création d’un ministère du Numérique et d’un livre blanc est une proposition intéressante pour orchestrer collectivement les transformations à venir. Cela permettrait de repositionner cet enjeu au premier plan. Laisser le soin à un secteur unique d’administrer un phénomène qui touche tous les pans de la société est aussi irresponsable que de divulguer son numéro de carte de crédit à un prince saoudien qui vous a contacté par courriel pour vous offrir son héritage.

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