Auteur

Karine Boivin Forcier

Déjà, avant la pandémie, la fréquentation des centres commerciaux était en baisse au Canada. La crise a accéléré cette tendance. Pour assurer leur survie, le modèle, issu des années 50, est appelé à se réinventer, selon plusieurs experts. Ce dossier portera un regard sur les enjeux de cette transformation.

SAGUENAY – Même si le déconfinement est bien entamé partout dans la province et qu’ils ont pu demeurer ouverts durant la majeure partie de l’hiver, les gestionnaires de centres commerciaux de la région, comme leurs homologues québécois, devront se réinventer pour récupérer leur achalandage d’autrefois, croient les experts.

« Les centres d’achat sont une formule commerciale qui souffre depuis longtemps, même avant la pandémie. Avec la fermeture de grandes chaînes, comme Sears, ou de certains magasins de ces chaînes, ils ont perdu leurs locomotives traditionnelles. Je ne pense pas qu’ils vont mourir. Je pense que les meilleurs vont rester, mais que les plus vieux, les moins bons vont peut-être fermer leurs portes », analyse Joël Paquin, président de Paquin Recherche et Associés, une firme de Montréal spécialisée dans les études de potentiel de marché et de localisation pour le commerce de détail, les centres commerciaux et les municipalités.

Nouveaux comportements

La pandémie a donc été un catalyseur de tendances déjà présentes, notamment en accélérant l’achat en ligne et en créant de nouvelles habitudes de consommation. « Un des gros impacts, c’est que ça a limité nos déplacements. […] Ça a créé de nouveaux comportements. […] C’est l’environnement qui a un impact important sur nos comportements de consommation. Pendant la pandémie, il y a eu un changement majeur, l’environnement a changé, donc certains de nos comportements ont changé. Après la pandémie, il y a un retour à la normale, la plupart vont redevenir normaux, mais certains ont changé. Je vois de nouveaux comportements de consommation qui vont s’ajouter aux anciens. Je pense que les gens vont retourner dans les magasins, parce qu’ils offrent une expérience que les sites web n’ont pas », affirme Damien Hallegatte, professeur en marketing à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC).

Miser sur l’expérience client

Pour se différencier, les détaillants et les propriétaires de centres commerciaux doivent revoir leurs façons de faire. « L’achalandage est en diminution importante depuis plusieurs années. Les détaillants revoient leur position. Ce n’est plus le nombre de pieds carrés qui compte, mais l’expérience client. Qu’est-ce qu’on offre au consommateur pour le ramener ? », explique Alexandra Genest, chef de cabinet chez Deloitte.

Aux dires de M. Hallegatte, il s’agira pour les commerçants de miser sur une approche de proximité avec le client et d’authenticité, ainsi que sur la tendance du marketing expérientiel. L’étude réalisée par Deloitte en mai et juin 2020 confirme que le rôle du magasin devra être repensé en mettant l’accent sur le rôle du personnel, l’expérience offerte dans les magasins prestigieux, les salles d’exposition, les boutiques éphémères et autres concepts innovants.

« Ça peut être, pour une boutique de vêtements, d’offrir des technologies qui permettent, dans la cabine, de voir le même chandail sur soi, dans une autre couleur, en appuyant simplement sur un bouton, sans devoir se changer. […] Tout ce qui a trait à la formation des employés, leur capacité à trouver rapidement l’information. Avoir des espaces verts, une ambiance relaxante », illustre-t-elle. Les centres commerciaux pourraient aussi miser sur un service permettant au client de récupérer toutes ses commandes au même endroit s’il n’a pas envie de visiter trois ou quatre magasins.

L’alimentation de qualité en vogue

Selon les experts, l’alimentation devrait prendre une place plus importante dans les centres d’achats au cours des prochaines années. Par exemple, aux Galeries de la Capitale, à Québec, les Galeries gourmandes offrent un regroupement de commerces d’artisans et marchands locaux, tels que boucherie, boulangerie, épicerie fine, boutique de fromages, restaurants.

« On voit un retour de l’alimentation de qualité, comme les Galeries gourmandes. […] Des entreprises différentes de ce qu’on aurait pu voir par le passé génèrent un achalandage intéressant dont tout le monde profite. On pense à plus de restaurants, plus de divertissements, à des commerces non traditionnels, comme les concessionnaires automobiles qui y installent un petit showroom », mentionne Joël Paquin.

Selon lui, c’est par cette dynamisation, en changeant de locomotive pour en avoir une qui va générer de l’achalandage, que les centres commerciaux assureront leur pérennité. Il cite l’exemple de Place du Saguenay, qui a su se réinventer, changer son cycle pour aller chercher des locataires et se rendre attirante. « Il y a quelques années, ça n’allait pas très bien pour eux. Sears et Zellers étaient sur le point de fermer. Les promoteurs ont eu la bonne idée d’aller chercher une épicerie grande surface d’un côté et de faire du “demalling” (sortir du mail) et de diviser l’espace en plus petit. C’est une très bonne stratégie et ils sont maintenant en bonne position », estime-t-il.

Choisir la mixité des usages

La transformation des tendances va toutefois au-delà des commodités et des outils technologiques. « Ce que le consommateur veut, aujourd’hui, c’est pouvoir vivre, travailler pas loin, faire ses courses à proximité. […] Les gens vont rechercher un peu une expérience […] où le consommateur peut magasiner, faire son épicerie, aller à la pharmacie, obtenir des services professionnels, aller au spa, à l’hôtel, etc. », explique Mme Genest.

Damien Hallegatte croit lui aussi que les centres commerciaux intérieurs classiques vont avoir tendance à s’éclater, à s’ouvrir. « Il faut développer le côté expérientiel. S’ils sont capables d’offrir quelque chose d’intéressant, un peu plus près des centres-villes à l’européenne, je pense que les consommateurs vont être intéressés. […] Avec un retour à la mixité des centres-villes, on peut battre les Amazon de ce monde », assure-t-il, précisant qu’un endroit qui combine des logements, des bureaux, des espaces verts avec les commerces est une stratégie intéressante.

En mode relance

Les trois experts prévoient qu’un certain engouement pour le magasinage sera suscité par le retour à la normale, notamment dans les secteurs du vêtement et de la restauration, de même que du côté du plein air, une tendance qui a surgi avec la pandémie. Ils estiment que la plupart des grands détaillants sont prêts, bien que le recrutement de main-d’œuvre pourrait être plus difficile, avec la pénurie qui demeure. Alexandra Genest considère que l’aspect sécurité sera encore très présent. Les outils numériques ne seront pas à négliger, en utilisant notamment une stratégie multicanaux pour rejoindre la clientèle.

Mme Genest rappelle que commerçants comme propriétaires de centres commerciaux devront trouver l’équilibre entre les investissements importants à faire pour se conformer aux nouvelles tendances, leur situation financière et la reprise économique. « Il y aura des locaux vides. C’est le bon moment pour revoir leur structure, ce qu’ils veulent faire de ces emplacements, quelle offre de produits et de biens ils souhaitent proposer. Ils devront aussi miser sur la stratégie numérique et technologique, avec le Wi-Fi et des outils pour connaître leurs consommateurs, leurs habitudes d’achat, pour pouvoir cibler les offres des détaillants susceptibles de les intéresser et leur envoyer directement », précise-t-elle.

« Les centres les plus dynamiques, ceux qui vont investir, qui vont offrir une bonne expérience client, qui vont mettre en place des stratégies de communication efficaces vont tirer leur épingle du jeu sans problème », conclut pour sa part Joël Paquin.

L’achalandage en déclin bien avant la pandémie

La baisse de l’achalandage dans les centres commerciaux était déjà bien présente avant même l’arrivée abrupte de la pandémie de COVID-19, selon une enquête réalisée par Deloitte en mai et juin 2020.

Les données de cette enquête démontrent que la fréquentation des centres commerciaux a chuté de 22 % entre 2018 et 2019. Cette diminution s’était encore accrue juste avant les fermetures imposées en raison de la pandémie, en février 2020, soit une baisse de 42 % par rapport à 2019, alors que les consommateurs avaient déjà commencé à orienter leurs dépenses vers les biens de première nécessité et à délaisser les produits de luxe et les articles de mode.

La pression ressentie alors était liée à l’émergence du commerce électronique et a été renforcée par la crise sanitaire. Les dépenses mondiales dans les technologies de détail étaient en croissance, avec un bond de 3,6 % entre 2018 et 2019, pour des dépenses projetées de 203,6 milliards $.

« Toute la partie numérique, l’achat en ligne, c’était un mouvement déjà très amorcé avant la COVID-19. Le mouvement de numérisation de l’économie était déjà pas mal avancé. Même pour les centres commerciaux, on pouvait déjà, dans plusieurs magasins, commander en ligne, sur des sites transactionnels. Évidemment, la pandémie a donné un coup d’accélérateur sur tout ça », analyse Damien Hallegatte, professeur de marketing à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC).

Cette tendance se maintiendra pour la relance, alors que les consommateurs prévoient acheter moins dans les centres commerciaux. Quelque 24 % des personnes interrogées par Deloitte magasinaient dans ces édifices une fois par semaine avant la pandémie, mais seulement 12 % prévoient encore le faire une fois les restrictions levées. Lors de l’enquête, 58 % des consommateurs croyaient que les centres commerciaux intérieurs seraient moins populaires après la COVID-19 et ils étaient 78 % à croire que le magasinage en ligne gagnerait en popularité après la crise sanitaire.

Les gestionnaires demeurent positifs

Malgré les derniers mois plus difficiles, les gestionnaires de centres commerciaux interrogés par Informe Affaires conservent une approche positive pour la relance de leur secteur.

Au Faubourg Sagamie de Jonquière, l’achalandage a diminué de 50 %. « Malgré tout, on n’a perdu aucun commerce ni bureau en raison de la COVID-19 », nuance la gestionnaire du centre commercial jonquiérois, Kathie Maltais. Du côté de Place du Royaume, l’année a été difficile pour plusieurs détaillants et certains, dont quelques-uns étaient en difficulté avant la pandémie, ont dû fermer leurs portes. « Cependant, le taux d’occupation à Place du Royaume n’a pas été affecté de manière significative depuis le début de la pandémie. Cela témoigne des efforts continus de nos équipes », précisent les gestionnaires de Primaris Reit, firme propriétaire du centre. Précisons qu’il a été impossible d’obtenir les commentaires de Gestion Sandalwood, propriétaire de Place du Saguenay, du Centre Jonquière, du Centre Alma et du Carrefour Jeannois, de même que de Westcliff, qui gère Place Centre-Ville à Jonquière.

Retour à la normale

Selon les gestionnaires interrogés, l’achalandage reprend tranquillement et on constate un certain retour à la normale. « Nous demeurons optimistes et sommes enthousiastes quant à l’activité de location à Place du Royaume. […] Nous constatons un regain d’intérêt de la part de nouveaux détaillants qui cherchent à pénétrer le marché. Notre équipe de location s’est affairée à effectuer plusieurs renouvellements avec les locataires existants et reste concentrée sur l’arrivée de nouveaux locataires », affirme Primaris Reit.

La façon d’exploiter ce centre commercial d’importance à Chicoutimi a connu quelques ajustements, mais l’approche de ses gestionnaires en matière d’attraction n’a pas changé. Ils suivent notamment les tendances et habitudes d’achat des consommateurs, et demeurent à l’affût des opportunités d’améliorer l’expérience globale de magasinage. Par ailleurs, Primaris Reit déclare ne pas avoir de plans immédiats pour des transformations impliquant un changement de zonage à Saguenay.

Projet de revitalisation

Du côté du Faubourg Sagamie, Kathie Maltais confirme qu’un projet de revitalisation du centre commercial est dans les cartons, mais ne peut en dévoiler la nature pour l’instant. « On a des idées, rien d’officiel. Ce sont des plans que nous avons depuis avant la COVID-19 », explique-t-elle. Les propriétaires ont toutefois inscrit une demande de changement de zonage à la Ville de Saguenay, qui a été récemment acceptée. Ce qui permettrait éventuellement le développement de logements sur le site. L’édifice ne serait pas totalement démoli, il s’agit plutôt d’un projet de requalification.

Les villes ont un rôle important à jouer

Les administrations municipales auront un rôle majeur à jouer dans la transformation des centres commerciaux. C’est l’évolution de leur vision, de leurs politiques d’urbanisme et de leurs règlements de zonage qui permettra à ces projets de se concrétiser.

« Il y a beaucoup de réflexion en ce moment, mais il n’y a pas encore, à ma connaissance, de projets qui se sont réalisés au Québec. […] Les centres commerciaux comme on les connaît sont appelés à évoluer vers des milieux de vie plus complets. Il y a des études d’opportunités sur comment intégrer des habitations à nos centres commerciaux. […] Les villes doivent voir comment adapter leur cadre réglementaire pour permettre ces nouvelles réalités-là, tout en s’assurant de les intégrer à ce qui est déjà là », indique le président de l’Ordre des urbanistes du Québec (OUQ), Sylvain Gariépy.

L’intérêt de ces changements pour les propriétaires de centres commerciaux est clair : amener une nouvelle clientèle à proximité, entraînant l’arrivée de nouveaux types de locataires, comme les services de nature courante, assurant alors un achalandage régulier et garantissant leur pérennité. « Au lieu de grandes aires de stationnement, on crée un milieu vibrant où les gens vont vouloir aller », note-t-il.

Développement durable et taxation

Les municipalités pourraient aussi y trouver leur compte, notamment par la réduction des îlots de chaleur causés par les immenses stationnements en réduisant leur superficie pour réintroduire de la verdure. Transformer ce qui est existant permet aussi de diminuer les coûts, puisque les services sont déjà présents, même s’il faut s’assurer que ces infrastructures peuvent supporter l’augmentation et les bonifier au besoin.

Permettre une mixité d’usages dans un même espace est aussi une tendance observée en développement durable. « On crée un milieu distinctif, attirant et vivant. Il y a un enjeu de revenus pour les municipalités : en créant de nouveaux usages, on amène des revenus de taxation. […] Il y a beaucoup d’avantages à assurer la pérennité des activités commerciales dans un secteur », souligne M. Gariépy.

Attention à la cannibalisation

S’il y a des avantages, les administrations municipales doivent toutefois, dans leur planification d’urbanisme, s’assurer que ces transformations ne se feront pas au détriment d’autres secteurs. En permettant à des centres commerciaux d’avoir des habitations, nouveaux services ou espaces verts, on se rapproche de l’aspect des centres-villes, mais il est essentiel que cela ne vienne pas cannibaliser ces secteurs.

« Ça dépend entre autres de comment les différents pôles commerciaux sont structurés dans la ville, s’ils entraînent un accroissement de la population. […] On peut créer un milieu distinctif, mais complémentaire au centre-ville, et mettre en place des infrastructures permettant d’aller de l’un à l’autre facilement à pied, à vélo, en transport en commun, en voiture. Ça prend des secteurs qui se complètent pour une population diversifiée. […] Il faut avoir une vision partagée entre les instances municipales et les propriétaires de centres commerciaux », assure le président de l’OUQ.

Un pouvoir important

Damien Hallegatte, professeur de marketing à l’UQAC, croit que permettre la mixité des usages dans les centres commerciaux ne sonne pas automatiquement le glas des centres-villes. Il suggère que les villes se dotent de politiques urbanistiques audacieuses en réglementant non pas le type d’usage, mais plutôt le type de commerce qui peut s’établir à un endroit où un autre, pour rééquilibrer, en quelque sorte, la concurrence entre les deux. Il voit, par exemple, des centres commerciaux avec un peu moins de superficie commerciale, mais plus de bureaux d’entreprises, et une spécialisation des magasins dans certains secteurs. « Les villes ont un pouvoir important là-dessus, mais à moyen et long terme. Sans mettre de mesures coercitives, on peut changer la dynamique », estime-t-il.

« Les villes doivent raisonner en termes d’accessibilité. Elles peuvent faire en sorte que les centres-villes soient propres, faciles d’accès en voiture, pour les piétons et les vélos. La sécurité est importante aussi, en termes de criminalité, oui, mais pour traverser les rues, les passages piétonniers, pour les vélos », ajoute-t-il.

Ces différents enjeux devront donc être pris en compte par les gestionnaires municipaux dans leurs réflexions sur le développement et l’urbanisme de leurs villes. « Je pense que ces transformations vont se faire, mais elles seront appliquées de façon adaptée en fonction des réalités de chaque région, des tendances d’augmentation et de mobilité de la population », conclut M. Gariépy.

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