SAGUENAY - L'intelligence artificielle (IA) a le potentiel de redéfinir les processus dans l'industrie de l'aluminium. Or, elle demeure peu présente dans ce secteur vis-à-vis sa maturité et en comparaison avec d'autres domaines.

« Ce sont des industries lourdes avec beaucoup d'équipements, qui peut-être ont peine à passer à travers une première numérisation de leurs opérations. Le passage à des innovations avec l'utilisation de technologies numériques, qui peut précéder l'accès à l'IA, est plus lent que dans d'autres domaines », indique d'entrée de jeu Michel Savard, chef de pratique en science des données au Centre de recherche informatique de Montréal (CRIM). 

Ce dernier a effectué une cinquantaine de mandats d'accompagnement scientifique et technologique auprès d'entreprises, dont une douzaine de projets de développement expérimental d'innovation en IA appliquée à des problématiques concrètes de l'industrie. Il constate que certains freins à l'adoption de cette technologie sont encore présents, dont le fait que, la numérisation n'étant pas là où elle pourrait être, les données ne sont pas toujours disponibles. La culture des données ouvertes est aussi peu implantée dans cette industrie, où leur accès est encore restreint, ralentissant ainsi l'innovation.

Hugues Foltz, associé et vice-président exécutif de Vooban, une entreprise québécoise spécialisée dans le développement de solutions numériques sur mesure pour les entreprises, pointe pour sa part du doigt l'opposition des syndicats. « Tous les projets qu'on a envisagé dans le domaine de l'aluminium ont été sabordés principalement par les syndicats », affirme-t-il. 

Mais surtout, les dirigeants d'entreprises ne savent pas ce que l'intelligence artificielle peut faire pour eux. « Il y a un manque de communication, de diffusion de ce qui est possible. Le CRIM est placé à l'intersection de l'industrie et de la recherche et développement (R & D). Notre recherche est faite dans des cas d'usage industriels. [...] Souvent, les gens ne savent pas quels sont les cas d'usage possibles pour eux », estime Michel Savard. 

Des usages variés

Selon M. Foltz, la diversité des applications potentielles de l'intelligence artificielle pour le domaine de l'aluminium est immense. « On sous-estime carrément l'impact potentiel de l'IA. On est aujourd'hui capable de prédire tout ce qui a trait à la demande, à l'approvisionnement. On peut optimiser la consommation énergétique. Il est possible de prédire des réactions dans les cuves en cours de production. On est capable d'automatiser des choses en installant des caméras. Par exemple, on peut faire la détection automatique de problèmes à la surface des cuves d'aluminium en fusion. On peut aussi optimiser la production par le biais de la maintenance prédictive », illustre-t-il.

L'intelligence artificielle peut ainsi être utilisée dans différents contextes, domaines et enjeux, ce qui rend ses cas d'usage possibles très diversifiés. « Avec une IA, on est capable d'adapter une solution à plusieurs variables descriptives pour effectuer une prédiction. L'IA est flexible, dans le sens où les bonnes pratiques d'entraînement d'un système prédictif peuvent prendre en compte différents types de contextes », rappelle Michel Savard. 

Grâce aux données et aux mesures fines des opérations courantes, il est également possible pour l'IA de faire la différence entre un état normal et anormal. Cela est utilisé notamment pour la maintenance prédictive, un cas d'usage à haute valeur ajoutée. 

« On peut aussi faire des systèmes d'aide à la décision qui passent par un jumeau numérique (une version virtuelle qui représente les opérations sur le plancher). L'intérêt de cette technologie est que, dans un monde virtuel, on peut simuler l'évolution et répéter cette simulation pour différents paramètres », ajoute M. Savard. 

Préserver l'expertise

L'IA, notamment par le biais du jumeau numérique, peut également permettre de préserver l'expertise cachée ou le savoir-faire pratique des opérateurs en créant, par exemple un système de recommandation qui va cibler quel paramètre va optimiser le procédé. En usine, l'IA pourrait aussi permettre d'extraire l'information importante dans les explications d'un opérateur aux fins de formation ou d'information. La technologie est aujourd'hui en mesure de transcrire ce qu'il dit de vive voix.

Soulignons que l'IA peut travailler avec des données issues de plusieurs médias, que ce soient l'image, le son, le texte, etc. Elle s'applique sur un spectre très large de données. « On peut appliquer des systèmes intelligents à de l'image, par exemple. [...] Pour la formation, on a des clients qui nous demandent comment on peut utiliser les technologies génératives, de dialogue, pour transmettre et maintenir les connaissances ou pour former les employés », fait valoir Éric Charton, directeur principal en recherche et développement au CRIM. 

Par ailleurs, on pourrait aussi utiliser l'IA pour effectuer de la caractérisation, par exemple de minerai ou de minéraux, à partir d'imagerie. De nos jours, la vision par ordinateur, soit la capacité à reconnaître ce qu'il y a dans une image, a beaucoup progressé. « On est capable de détailler tout le contenu dans une image. [...] Avec beaucoup de données denses, l'IA peut assister l'humain dans la décision. [...] Elle peut décupler le nombre d'échantillon parce qu'elle peut rapidement analyser toutes les images », relate Michel Savard. 

L'humain au centre

Contrairement à ce que plusieurs peuvent penser, introduire l'intelligence artificielle dans des activités industrielles ne veut pas dire qu'on pourra se passer complètement des travailleurs. « L'humain reste d'une grande valeur ajoutée en complément. [...] Ce n'est pas un système qui peut s'ajuster à toutes les façons dont quelque chose peut aller mal », mentionne M. Savard.

Les développeurs d'une solution d'intelligence artificielle doivent aussi prendre en compte la façon dont l'utilisateur final va interpréter et utiliser cette technologie afin de favoriser son adoption. « Un opérateur pourrait voir une prédiction sur son tableau de bord, mais ne pas avoir confiance dans les valeurs qu'il voit si elles lui paraissent aberrantes. À l'inverse, un autre pourrait faire une confiance aveugle à l'IA et ça, c'est très risqué. Il y a un risque qu'on arrête d'avoir une pensée critique et les erreurs, qui vont se produire, ne seront pas vues immédiatement. [...] Il faut les rendre partie prenante dans la conception », donne en exemple le chef de pratique en science des données. 

Sachant que l'IA n'est pas à l'abri des erreurs, il existe deux possibilités pour son développement. La première consiste à utiliser l'IA comme assistant à un humain opérateur. La seconde est de penser cette technologie comme une boîte imparfaite qui fait des erreurs et d'être transparent sur les potentielles défaillances. « Les systèmes d'IA ont un taux d'erreur. Un modèle d'apprentissage automatique a un taux d'erreur, c'est intrinsèque à sa nature. [...] Ce n'est pas un problème. Il faut avoir des façons de faire des modèles qui intègrent ce taux d'erreur et le gèrent de façon acceptable », partage Éric Charton. 

Le CRIM se positionne ainsi pour le développement d'une IA de confiance intégrant des propriétés fortes de fiabilité et de résilience. La capacité d'être adoptée, accessible et interprétable, sont aussi trois propriétés importantes.