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Karine Boivin Forcier

SAGUENAY – L’industrie de la transformation laitière est aux prises avec des défis grandissants, notamment en lien avec la pénurie de main-d’œuvre et l’impact des différents accords commerciaux internationaux mis en œuvre au cours des cinq dernières années. La situation incite ce secteur à trouver des façons de se repositionner.

L’industrie de la transformation laitière ne fait pas exception à la pénurie de main-d’œuvre. Début juillet, Alain Chalifoux, président du conseil d’administration de l’Institut de technologie agroalimentaire du Québec (ITAQ), affirmait qu’il manque 1000 fromagers dans la province. Luc Boivin, directeur général de la Fromagerie Boivin, indique quant à lui avoir notamment de la difficulté à recruter des manœuvres en production et des opérateurs dans des horaires atypiques. « Avec les mesures mises en place pendant la pandémie, comme la PCU, ça amplifie encore le problème. Le manque de ressources humaines limite beaucoup les projets. C’est un frein majeur pour la croissance des entreprises », précise-t-il.

L’homme d’affaires baieriverain ajoute que les programmes gouvernementaux pour le recrutement de travailleurs immigrants sont presque inaccessibles pour son secteur d’activités. Le processus entraîne aussi des délais très longs, d’une quinzaine de mois au minimum. « Planifier mes besoins de main-d’œuvre 15 mois à l’avance, c’est très difficile. […] On a fait les démarches. C’est pratiquement impossible actuellement », déplore-t-il.

Les accords commerciaux, un défi

Cette pénurie de main-d’œuvre vient se cumuler à un autre défi, soit celui des accords de libre-échanges signés au cours des cinq dernières années, soit l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), l’Accord économique et commercial global Canada–Union Européenne (AECG) et l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM). Ces accords, qui représentent 10 % du marché laitier, viennent accaparer une part importante de la croissance anticipée de ce marché, notamment dans les fromages fins. Ils s’ajoutent aux 8 % du marché déjà accordés à l’importation. « On a doublé l’accès au marché canadien en l’espace de quelques années », précise Mathieu Frigon, président et chef de la direction de l’Association des transformateurs laitiers du Canada.

Il mentionne que l’industrie de la transformation laitière totalise 25 000 emplois directs au Canada. « Les parts de marché accordées, c’est l’équivalent de la production de 15 à 20 fromageries de taille moyenne. […] On parle de 300 M$ par an en pertes pour les transformateurs laitiers annuellement, quand les accords seront pleinement mis en œuvre », ajoute-t-il. « L’Europe, ce sont 16 millions de kilos, c’est 15 entreprises comme la fromagerie Saint-Fidèle. C’est l’équivalent de toute la production de lait du Saguenay–Lac-Saint-Jean qui rentre », renchérit Luc Boivin.

Ils ont également un effet sur les prix, puisqu’ils sont souvent importés à un prix bien en deçà de ceux des fromages canadiens. « Par exemple, il y a des fromages importés d’autres pays dont le prix correspond au prix auquel les transformateurs de fromage au Canada achètent le lait. Ça a déstructuré les prix sur les marchés domestiques de gros », illustre M. Frigon, précisant que le prix de base du lait au Canada est déterminé par le système de la gestion de l’offre.

Peu propice aux investissements

M. Frigon explique que cette situation crée un environnement défavorable à l’investissement. « Souvent, si tu as un grave problème de main-d’œuvre, tu vas regarder pour faire des investissements pour automatiser pour maintenir la cadence de production avec les travailleurs qui sont disponibles. Le problème, c’est que ça prend des capitaux, ce ne sont pas des petits investissements et l’environnement d’affaires, ces dernières années, est peu propice aux investissements. Il y a donc un lien entre les accords de libre-échange et la pénurie de main-d’œuvre », estime-t-il.

Luc Boivin considère pour sa part que la pénurie de main-d’œuvre diminue la productivité des entreprises de transformation laitière québécoises, nuisant à leur positionnement par rapport aux entreprises étrangères qui exportent leurs produits sur le marché canadien grâce aux accord commerciaux. « Les États-Unis sont très compétitifs et productifs en raison de leurs travailleurs immigrants. […] Ça crée beaucoup de pression sur les transformateurs laitiers et ça a un impact sur les marges dans ce secteur », estime-t-il.

L’entrepreneur de Saguenay croit que les compensations offertes aux entreprises par le gouvernement fédéral en compensation pour ces accords sont beaucoup trop faibles pour véritablement avoir un impact positif. De son côté, Mathieu Frigon admet que ces annonces ont compensé une très faible partie des pertes occasionnées par ces accords.

Consolidation et repositionnement

En raison de ces différents défis, on assiste à un repositionnement de l’industrie. Selon Luc Boivin, le secteur vit une période de consolidation, notamment avec l’achat d’entreprises par d’autres ou le délaissement de catégories de produits. Les entrepreneurs misent sur les produits offrant une valeur ajoutée.

Plusieurs entreprises du secteur s’intéressent également de plus en plus aux produits non laitiers, comme les laits, fromages et yogourts végétaux. « C’est un secteur en croissance. Le secteur de la transformation laitière regarde pour des investissements stratégiques dans ces domaines-là », souligne
M. Boivin.

Selon Mathieu Frigon, il s’agit d’un secteur de niche, mais qui connaît une très forte croissance, ce qui peut intéresser les propriétaires d’entreprises de transformation laitière, qui sont avant tout des entrepreneurs et peuvent voir des opportunités dans ce créneau connexe qui attire les capitaux.

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